L’autre regard (texte accompagnant l'exposition Les curieux empires coloniaux)
par
Paule Mackrous
What if I fell in a forest, would a tree hear?
Annie Dillard
La nature, un regard
La « Nature », voilà quelque chose qui semble aller de soi! Ainsi, on se pose bien peu la question à savoir ce qui habite notre conception de celle-ci. Pourtant, dès qu’on y pense, viennent à la fois des souvenirs, des expériences singulières, mais aussi un point de vue construit dont on ne perçoit pas toujours les rouages. Cette construction, un amalgame de représentations mentales issues d’une histoire collective, est imprégnée d’une mise en valeur de l’exploitation du territoire, d’un colonialisme. Cela engendre un regard autoritaire qui n’est jamais mystérieux ou naturel, rappelle Edward Saïd, « [l’autorité] est formée, répandue, disséminée; elle est instrumentale, persuasive; elle a un statut, elle établit des canons de goût et de valeur […][i]». C’est au cœur de ce regard que Les curieux empires coloniaux de Stéphanie Morissette nous transportent. C’est aussi vers la possibilité de le renverser.
Sur le mur à l’entrée de la salle, des motifs floraux forment une sorte de tapisserie. Nous regardons alors une nature figée dans une forme répétitive, graphique, décorative qui rappelle sans équivoque le papier peint de la tradition ornementale du 18e siècle. Marque de pouvoir et de puissance coloniale, on le retrouvait dans les demeures riches françaises d’une Marie-Antoinnette ou d’un Louis XIV. Ceci annonce, d’entrée de jeu, ce qui est mis en scène tout au long de l’exposition de Stéphanie Morissette, c’est-à-dire la corrélation entre le regard porté sur le peuple colonisé et celui dirigé vers la nature.
Dans son texte « Decolonizing Relationships With Nature [ii]», l’écoféministe et activiste australienne Val Plumwood articule rigoureusement ce lien. L’essence de la posture colonialiste, écrit-elle, repose sur un rapport d’altérité dans lequel le plus fort domine l’autre sans tenir compte de ses besoins, de son point de vue et de sa singularité. Ainsi, la séparation engendrée par le regard colonial « dépasse la simple reconnaissance de la différence » qui permettrait un accueil de la diversité. Au contraire, elle implique une assimilation totale de l’autre. Dans un système « Nature-Colonizing », la nature est cet « autre » et s’inscrit en opposition à l’être humain; elle lui est subordonnée de telle sorte qu’elle est perçue comme une source d’approvisionnement ou encore un problème à résoudre avec les technologies et la science.
Dans cet ordre d’idée, Littérature coloniale présente des pages couverture de livre comportant des dorures à motifs floraux avec, en leur centre, un drone ou un tank. Cela met en relation les écrits issus de la colonisation et ceux des sciences naturelles du 18e siècle. Dans ces ouvrages, y est mis en œuvre ce que Plumwood appelle des « modes monologiques ». Ceux-ci « ne permettent pas un espace pour échanger avec l’autre, ou pour la négociation, l’attention et la sensibilité [iii]».
Dans les premiers ouvrages, le point de vue de l’ « autre » est complètement exclut des réflexions à son propre sujet. Dans les deuxièmes, la nature s’organise peu à peu pour former un système cohérent. Nommer, classer : voilà qui est moins anodin que cela ne puisse le paraître! La biologiste Carol Kaesuk Yoon affirme que ce travail de la taxonomie du vivant, tel celle de Carl Von Linnée, « ne nous a pas permis une harmonie avec le monde naturel ou une meilleure compréhension de la nature [iv]». Ne suscitant pas une empathie, la connaissance y devient plutôt une assimilation. De ce fait, loin de former une « vision hégémonique inoffensive qui n’engendre pas de dispositif de domination [v]», le point de vue des sciences naturelles participe pleinement de l’ambition impériale.
Ce regard qui ne tient pas compte de l’ « autre » a inévitablement un impact : il le transforme. Au centre de la pièce, une volière contient des oiseaux de proie morcelés et motorisés, ainsi que des petits drones, à l’effigie des oiseaux. Cela réfère aux collections animales royales, aux ménageries aristocratiques. Symboles de puissance, elles servaient à présenter des animaux sauvages et exotiques. C’est entre autres à partir de ces collections issues d’explorateurs que l’on a pu faire un système de définitions scientifiques des espèces qui « les a enfermés dans des modèles coloniaux d’exploitation globale [vi]».
La possibilité d’entrer en contact avec la nature implique ici que les espèces sauvages soient captives, contrôlées, voire dénaturées. Ainsi, sous le joug de ce regard, les oiseaux s’hybrident, deviennent des automates. La nature n’est plus cet « autre », mais devient en partie notre propre création. Pouvons-nous parler d’une fin de la nature?
La fin de la nature
Dans son ouvrage the End of Nature, Bill McKibben exprime la manière dont la nature ne s’oppose plus à l’humain puisque sa présence se révèle dorénavant dans tous ces éléments : « Oui, le vent souffle toujours » écrit-il, « mais ce n’est plus à partir d’une autre sphère, à partir d’une place inhumaine [vii]». Il en va de même pour la pluie qui n’a plus une « existence mystérieuse et indépendante », mais qui est devenue un « sous-ensemble de l’activité humaine [viii]». Lorsque l’humain n’est pas concrètement présent, c’est l’imaginaire qui est tout imprégné de son activité. Ainsi, bien qu’un lac soit par moment calme et désert, « le bruit du moteur à bateau est entré dans nos esprits [ix]». Par là, c’est peu à peu l’idée d’une nature intouchée par l’humain qui disparaît.
À la manière d’un jeu pour enfant, Cherche et trouve l’intrus évoque les différentes manières dont l’être humain, par son activité, transforme le monde dans lequel il s’impose. Si la colonisation a apporté avec elle le canon, la croix religieuse ou encore le fusil et, avec eux, une idéologie de domination, elle a aussi transporté du vivant, c’est-à-dire des plantes, des insectes, des virus et des animaux non indigènes. Tous ces éléments sont ici mis sur un même pied. Ensemble, ils traduisent à la fois la violence de l’intrusion colonisatrice et son pouvoir de transformation de l’ « autre ». Si le peuple colonisé est contraint à une nouvelle identité, la nature est quant à elle soumise aux changements de ses paramètres.
De manière générale, dans le monde naturel, ce qui n’est pas indigène est envahissant. Sans prédateur naturel propre à son lieu d’origine, par exemple, un insecte délocalisé se multiplie et devient problématique pour l’ensemble de l’écosystème. Qu’en est-il des productions humaines, ne se répandent-elles pas avec la même voracité?
Dans Espèces envahissantes, l’artiste fait le lien entre l’envahissement du colonisateur et le remplacement progressif de la nature, incluant la « nature humaine », par des éléments artificiels. Ici, ce sont à la fois les colonisateurs avec des fusils, assis sur leurs chevaux qui sont mis en scène, mais aussi le drone, un outil de guerre que l’on retrouve à plusieurs endroits dans Les empires coloniaux (Cyclone, Cherche et trouve l’intru, Littérature coloniale).
On peut voir le drone « prédateur » comme un nouvel oiseau de proie, mais il remplace aussi le soldat, le tireur, l’espion. Puisque la fonction d’un drone prédateur est de « permettre à son opérateur de localiser l'objet d'une exécution [x]», un enjeu éthique émerge de son utilisation : si un « innocent » meurt, on ne pourra pas s’en remettre à une « culpabilité morale », mais plutôt à un « défaut technique », rappelle le sociologue David Lyon. La prétendue neutralité du regard coloniale se transpose ici dans la neutralité de l’objet mécanisé, insensible à l’autre.
La nature, délocalisée ou mécanisée, devient ainsi, elle aussi, colonisatrice, envahissante. De plus en plus étrangère à elle-même, c’est vers nous qu’elle tourne son regard.
Dans son œil
La forme arrondie de l’œil prédomine dans la salle d’exposition. Tout se passe comme si nous étions constamment observés. Les yeux magiques inversés (Littérature coloniale, À travers les branches) et Les petits vautours perchés ici et là dans la galerie font non seulement écho à une société de la surveillance, mais aussi et surtout aux conséquences du regard colonial. Dorénavant, nous sommes gardés à vue. Qu’est-ce qui nous guette et qu’est-ce que ce regard voit de nous?
Évoquant une mémoire inscrite dans le corps animal, À travers les plumes donne l’impression qu’on nous regarde depuis l’intérieur de l’oiseau. On y aperçoit ce qui, au cours des siècles, a transformé son environnement. Tel un messager, il nous parle de la violence des canons, de la domination de la religion, de l’invasion par les galions, ces grands navires à voiles armées qui ont transporté depuis l’autre côté de l’océan avec eux maladies, espèces envahissantes et armes. Objets symboliques, ils ont changé le paysage, le ciel, l’atmosphère et, surtout, le rapport à la Terre.
Dans Cyclone, nous sommes observés depuis l’œil de l’ouragan que forment les oiseaux qui tournoient avec des drones. Cela met en scène un lien étroit entre les catastrophes naturelles et les comportements invasifs. Les impacts de nos actions, découlant en partie d’un regard qui se prétend neutre, nous entrainent dans un tourbillon dont la seule issue est une réelle réflexion sur nous-même et nos agissements. La nature, dans son état actuel, menace notre survie. Les désastres écologiques, passés, présents, mais surtout futurs, nous guettent, condamnent nos comportements et commandent un changement de mentalités. Pour cela, il faudrait tenter de se mettre à la place de la nature, il faudrait la laisser nous habiter puisque, après tout, nous en faisons partie.
C’est ce que nous commande l’œuvre L’œil pour laquelle l’œil de l’oiseau a été remplacé par celui d’un Juda inversé. Si l’on pouvait voir depuis « l’autre côté du miroir », on y retrouverait sans doute, dans ce regard, quelque chose qui ressemble à la nature d’un naturaliste comme Humboldt, c’est-à-dire « non pas une nature qui attend assise d’être connue et possédée, mais une nature en mouvement, alimenté par les forces de la vie qui sont pour plusieurs invisibles à l’œil humain [xi]». On y rencontrerait peut-être une nature qui, défiant tout saisissement, nous éveille, comme ce morceau de nature qui se trouve dans Panache antique. Celui-ci, imaginé par l’artiste, rappelle tant bien un panache d’orignal, des oiseaux agressifs, des plantes envahissantes que des dinosaures à plumes. Il est impossible à classer une bonne fois pour toutes. Même enfermé dans sa cloche de verre, cet échantillon nous oblige à fermer les yeux pour les rouvrir et renouveler notre regard.
En inversant peu à peu le regard, Les curieux empires coloniaux envoie le message suivant : si nous pensions voir, nous ne faisions pourtant « qu’effleurer la surface ». En ce sens, «l’attention à elle seule peut rivaliser la lentille la plus puissante [xii]». Tout en nous faisant prendre conscience de ce qui forge notre regard sur la nature, l’artiste fait grandir en nous cette nécessité énoncée par Emmanuel Coccia, c’est-à-dire celle de demander « aux racines d'expliquer la véritable nature de la Terre [xiii]».
[i] Edward Saïd (1977). Orientalism. London : Peguin, p.19. [Notre traduction]
[ii] Val Plumwood, « Decolonizing Relationships With Nature » in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications, p.53 [Notre traduction]
[iii] Plumwood Ibid. p.69. [Notre traduction]
[iv] Carol Kaesuk Yoon (2010). Naming Nature. The Clash Between Instinct and Nature. New York : WW Norton, p.273. [Notre traduction]
[v] Mary Louise Pratt (2008). Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation. London : Routledge. p.38. [Notre traduction]
[vi] William M Adams, « Nature and the Colonial Mind, in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications,p.24. [Notre traduction]
[vii] Bill McKibben, « The End of Nature », in Finch, Robert & Elder John (ed) (2002). The Norton Book of Nature Writing. New York : WW Norton, p.1121.
[viii] McKibben, Ibid. p.1124. [Notre traduction]
[ix] Mckibben, Ibid, p.1122. [Notre traduction]
[x] Zygmunt Bauman, David Lyon (2013). Liquid Surveillance, A Conversation. Campbridge : Polity Press, p.15. [Notre traduction]
[xi] Pratt, Ibid. p.118. [Notre traduction]
[xii] Robin Wall Kimmerer. (2003) Gathering Moss. A Natural and Cultural History of Moss. Corvalis : OSU, p.8. [Notre traduction]
[xiii] Emmanuel Coccia. (2016). La vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Paris : Payot et Rivages, p. 36.
par
Paule Mackrous
What if I fell in a forest, would a tree hear?
Annie Dillard
La nature, un regard
La « Nature », voilà quelque chose qui semble aller de soi! Ainsi, on se pose bien peu la question à savoir ce qui habite notre conception de celle-ci. Pourtant, dès qu’on y pense, viennent à la fois des souvenirs, des expériences singulières, mais aussi un point de vue construit dont on ne perçoit pas toujours les rouages. Cette construction, un amalgame de représentations mentales issues d’une histoire collective, est imprégnée d’une mise en valeur de l’exploitation du territoire, d’un colonialisme. Cela engendre un regard autoritaire qui n’est jamais mystérieux ou naturel, rappelle Edward Saïd, « [l’autorité] est formée, répandue, disséminée; elle est instrumentale, persuasive; elle a un statut, elle établit des canons de goût et de valeur […][i]». C’est au cœur de ce regard que Les curieux empires coloniaux de Stéphanie Morissette nous transportent. C’est aussi vers la possibilité de le renverser.
Sur le mur à l’entrée de la salle, des motifs floraux forment une sorte de tapisserie. Nous regardons alors une nature figée dans une forme répétitive, graphique, décorative qui rappelle sans équivoque le papier peint de la tradition ornementale du 18e siècle. Marque de pouvoir et de puissance coloniale, on le retrouvait dans les demeures riches françaises d’une Marie-Antoinnette ou d’un Louis XIV. Ceci annonce, d’entrée de jeu, ce qui est mis en scène tout au long de l’exposition de Stéphanie Morissette, c’est-à-dire la corrélation entre le regard porté sur le peuple colonisé et celui dirigé vers la nature.
Dans son texte « Decolonizing Relationships With Nature [ii]», l’écoféministe et activiste australienne Val Plumwood articule rigoureusement ce lien. L’essence de la posture colonialiste, écrit-elle, repose sur un rapport d’altérité dans lequel le plus fort domine l’autre sans tenir compte de ses besoins, de son point de vue et de sa singularité. Ainsi, la séparation engendrée par le regard colonial « dépasse la simple reconnaissance de la différence » qui permettrait un accueil de la diversité. Au contraire, elle implique une assimilation totale de l’autre. Dans un système « Nature-Colonizing », la nature est cet « autre » et s’inscrit en opposition à l’être humain; elle lui est subordonnée de telle sorte qu’elle est perçue comme une source d’approvisionnement ou encore un problème à résoudre avec les technologies et la science.
Dans cet ordre d’idée, Littérature coloniale présente des pages couverture de livre comportant des dorures à motifs floraux avec, en leur centre, un drone ou un tank. Cela met en relation les écrits issus de la colonisation et ceux des sciences naturelles du 18e siècle. Dans ces ouvrages, y est mis en œuvre ce que Plumwood appelle des « modes monologiques ». Ceux-ci « ne permettent pas un espace pour échanger avec l’autre, ou pour la négociation, l’attention et la sensibilité [iii]».
Dans les premiers ouvrages, le point de vue de l’ « autre » est complètement exclut des réflexions à son propre sujet. Dans les deuxièmes, la nature s’organise peu à peu pour former un système cohérent. Nommer, classer : voilà qui est moins anodin que cela ne puisse le paraître! La biologiste Carol Kaesuk Yoon affirme que ce travail de la taxonomie du vivant, tel celle de Carl Von Linnée, « ne nous a pas permis une harmonie avec le monde naturel ou une meilleure compréhension de la nature [iv]». Ne suscitant pas une empathie, la connaissance y devient plutôt une assimilation. De ce fait, loin de former une « vision hégémonique inoffensive qui n’engendre pas de dispositif de domination [v]», le point de vue des sciences naturelles participe pleinement de l’ambition impériale.
Ce regard qui ne tient pas compte de l’ « autre » a inévitablement un impact : il le transforme. Au centre de la pièce, une volière contient des oiseaux de proie morcelés et motorisés, ainsi que des petits drones, à l’effigie des oiseaux. Cela réfère aux collections animales royales, aux ménageries aristocratiques. Symboles de puissance, elles servaient à présenter des animaux sauvages et exotiques. C’est entre autres à partir de ces collections issues d’explorateurs que l’on a pu faire un système de définitions scientifiques des espèces qui « les a enfermés dans des modèles coloniaux d’exploitation globale [vi]».
La possibilité d’entrer en contact avec la nature implique ici que les espèces sauvages soient captives, contrôlées, voire dénaturées. Ainsi, sous le joug de ce regard, les oiseaux s’hybrident, deviennent des automates. La nature n’est plus cet « autre », mais devient en partie notre propre création. Pouvons-nous parler d’une fin de la nature?
La fin de la nature
Dans son ouvrage the End of Nature, Bill McKibben exprime la manière dont la nature ne s’oppose plus à l’humain puisque sa présence se révèle dorénavant dans tous ces éléments : « Oui, le vent souffle toujours » écrit-il, « mais ce n’est plus à partir d’une autre sphère, à partir d’une place inhumaine [vii]». Il en va de même pour la pluie qui n’a plus une « existence mystérieuse et indépendante », mais qui est devenue un « sous-ensemble de l’activité humaine [viii]». Lorsque l’humain n’est pas concrètement présent, c’est l’imaginaire qui est tout imprégné de son activité. Ainsi, bien qu’un lac soit par moment calme et désert, « le bruit du moteur à bateau est entré dans nos esprits [ix]». Par là, c’est peu à peu l’idée d’une nature intouchée par l’humain qui disparaît.
À la manière d’un jeu pour enfant, Cherche et trouve l’intrus évoque les différentes manières dont l’être humain, par son activité, transforme le monde dans lequel il s’impose. Si la colonisation a apporté avec elle le canon, la croix religieuse ou encore le fusil et, avec eux, une idéologie de domination, elle a aussi transporté du vivant, c’est-à-dire des plantes, des insectes, des virus et des animaux non indigènes. Tous ces éléments sont ici mis sur un même pied. Ensemble, ils traduisent à la fois la violence de l’intrusion colonisatrice et son pouvoir de transformation de l’ « autre ». Si le peuple colonisé est contraint à une nouvelle identité, la nature est quant à elle soumise aux changements de ses paramètres.
De manière générale, dans le monde naturel, ce qui n’est pas indigène est envahissant. Sans prédateur naturel propre à son lieu d’origine, par exemple, un insecte délocalisé se multiplie et devient problématique pour l’ensemble de l’écosystème. Qu’en est-il des productions humaines, ne se répandent-elles pas avec la même voracité?
Dans Espèces envahissantes, l’artiste fait le lien entre l’envahissement du colonisateur et le remplacement progressif de la nature, incluant la « nature humaine », par des éléments artificiels. Ici, ce sont à la fois les colonisateurs avec des fusils, assis sur leurs chevaux qui sont mis en scène, mais aussi le drone, un outil de guerre que l’on retrouve à plusieurs endroits dans Les empires coloniaux (Cyclone, Cherche et trouve l’intru, Littérature coloniale).
On peut voir le drone « prédateur » comme un nouvel oiseau de proie, mais il remplace aussi le soldat, le tireur, l’espion. Puisque la fonction d’un drone prédateur est de « permettre à son opérateur de localiser l'objet d'une exécution [x]», un enjeu éthique émerge de son utilisation : si un « innocent » meurt, on ne pourra pas s’en remettre à une « culpabilité morale », mais plutôt à un « défaut technique », rappelle le sociologue David Lyon. La prétendue neutralité du regard coloniale se transpose ici dans la neutralité de l’objet mécanisé, insensible à l’autre.
La nature, délocalisée ou mécanisée, devient ainsi, elle aussi, colonisatrice, envahissante. De plus en plus étrangère à elle-même, c’est vers nous qu’elle tourne son regard.
Dans son œil
La forme arrondie de l’œil prédomine dans la salle d’exposition. Tout se passe comme si nous étions constamment observés. Les yeux magiques inversés (Littérature coloniale, À travers les branches) et Les petits vautours perchés ici et là dans la galerie font non seulement écho à une société de la surveillance, mais aussi et surtout aux conséquences du regard colonial. Dorénavant, nous sommes gardés à vue. Qu’est-ce qui nous guette et qu’est-ce que ce regard voit de nous?
Évoquant une mémoire inscrite dans le corps animal, À travers les plumes donne l’impression qu’on nous regarde depuis l’intérieur de l’oiseau. On y aperçoit ce qui, au cours des siècles, a transformé son environnement. Tel un messager, il nous parle de la violence des canons, de la domination de la religion, de l’invasion par les galions, ces grands navires à voiles armées qui ont transporté depuis l’autre côté de l’océan avec eux maladies, espèces envahissantes et armes. Objets symboliques, ils ont changé le paysage, le ciel, l’atmosphère et, surtout, le rapport à la Terre.
Dans Cyclone, nous sommes observés depuis l’œil de l’ouragan que forment les oiseaux qui tournoient avec des drones. Cela met en scène un lien étroit entre les catastrophes naturelles et les comportements invasifs. Les impacts de nos actions, découlant en partie d’un regard qui se prétend neutre, nous entrainent dans un tourbillon dont la seule issue est une réelle réflexion sur nous-même et nos agissements. La nature, dans son état actuel, menace notre survie. Les désastres écologiques, passés, présents, mais surtout futurs, nous guettent, condamnent nos comportements et commandent un changement de mentalités. Pour cela, il faudrait tenter de se mettre à la place de la nature, il faudrait la laisser nous habiter puisque, après tout, nous en faisons partie.
C’est ce que nous commande l’œuvre L’œil pour laquelle l’œil de l’oiseau a été remplacé par celui d’un Juda inversé. Si l’on pouvait voir depuis « l’autre côté du miroir », on y retrouverait sans doute, dans ce regard, quelque chose qui ressemble à la nature d’un naturaliste comme Humboldt, c’est-à-dire « non pas une nature qui attend assise d’être connue et possédée, mais une nature en mouvement, alimenté par les forces de la vie qui sont pour plusieurs invisibles à l’œil humain [xi]». On y rencontrerait peut-être une nature qui, défiant tout saisissement, nous éveille, comme ce morceau de nature qui se trouve dans Panache antique. Celui-ci, imaginé par l’artiste, rappelle tant bien un panache d’orignal, des oiseaux agressifs, des plantes envahissantes que des dinosaures à plumes. Il est impossible à classer une bonne fois pour toutes. Même enfermé dans sa cloche de verre, cet échantillon nous oblige à fermer les yeux pour les rouvrir et renouveler notre regard.
En inversant peu à peu le regard, Les curieux empires coloniaux envoie le message suivant : si nous pensions voir, nous ne faisions pourtant « qu’effleurer la surface ». En ce sens, «l’attention à elle seule peut rivaliser la lentille la plus puissante [xii]». Tout en nous faisant prendre conscience de ce qui forge notre regard sur la nature, l’artiste fait grandir en nous cette nécessité énoncée par Emmanuel Coccia, c’est-à-dire celle de demander « aux racines d'expliquer la véritable nature de la Terre [xiii]».
[i] Edward Saïd (1977). Orientalism. London : Peguin, p.19. [Notre traduction]
[ii] Val Plumwood, « Decolonizing Relationships With Nature » in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications, p.53 [Notre traduction]
[iii] Plumwood Ibid. p.69. [Notre traduction]
[iv] Carol Kaesuk Yoon (2010). Naming Nature. The Clash Between Instinct and Nature. New York : WW Norton, p.273. [Notre traduction]
[v] Mary Louise Pratt (2008). Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation. London : Routledge. p.38. [Notre traduction]
[vi] William M Adams, « Nature and the Colonial Mind, in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications,p.24. [Notre traduction]
[vii] Bill McKibben, « The End of Nature », in Finch, Robert & Elder John (ed) (2002). The Norton Book of Nature Writing. New York : WW Norton, p.1121.
[viii] McKibben, Ibid. p.1124. [Notre traduction]
[ix] Mckibben, Ibid, p.1122. [Notre traduction]
[x] Zygmunt Bauman, David Lyon (2013). Liquid Surveillance, A Conversation. Campbridge : Polity Press, p.15. [Notre traduction]
[xi] Pratt, Ibid. p.118. [Notre traduction]
[xii] Robin Wall Kimmerer. (2003) Gathering Moss. A Natural and Cultural History of Moss. Corvalis : OSU, p.8. [Notre traduction]
[xiii] Emmanuel Coccia. (2016). La vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Paris : Payot et Rivages, p. 36.