Stéphanie Morissette
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L’autre regard (texte accompagnant l'exposition Les curieux empires coloniaux)
par
Paule Mackrous
 
What if I fell in a forest, would a tree hear?
Annie Dillard
 
La nature, un regard
 
La « Nature », voilà quelque chose qui semble aller de soi! Ainsi, on se pose bien peu la question à savoir ce qui habite notre conception de celle-ci. Pourtant, dès qu’on y pense, viennent à la fois des souvenirs, des expériences singulières, mais aussi un point de vue construit dont on ne perçoit pas toujours les rouages. Cette construction, un amalgame de représentations mentales issues d’une histoire collective, est imprégnée d’une mise en valeur de l’exploitation du territoire, d’un colonialisme. Cela engendre un regard autoritaire qui n’est jamais mystérieux ou naturel, rappelle Edward Saïd, « [l’autorité] est formée, répandue, disséminée; elle est instrumentale, persuasive; elle a un statut, elle établit des canons de goût et de valeur […][i]». C’est au cœur de ce regard que Les curieux empires coloniaux de Stéphanie Morissette nous transportent. C’est aussi vers la possibilité de le renverser.
 
Sur le mur à l’entrée de la salle, des motifs floraux forment une sorte de tapisserie. Nous regardons alors une nature figée dans une forme répétitive, graphique, décorative qui rappelle sans équivoque le papier peint de la tradition ornementale du 18e siècle. Marque de pouvoir et de puissance coloniale, on le retrouvait dans les demeures riches françaises d’une Marie-Antoinnette ou d’un Louis XIV. Ceci annonce, d’entrée de jeu, ce qui est mis en scène tout au long de l’exposition de Stéphanie Morissette, c’est-à-dire la corrélation entre le regard porté sur le peuple colonisé et celui dirigé vers la nature.
 
Dans son texte « Decolonizing Relationships With Nature [ii]», l’écoféministe et activiste australienne Val Plumwood articule rigoureusement ce lien. L’essence de la posture colonialiste, écrit-elle, repose sur un rapport d’altérité dans lequel le plus fort domine l’autre sans tenir compte de ses besoins, de son point de vue et de sa singularité. Ainsi, la séparation engendrée par le regard colonial « dépasse la simple reconnaissance de la différence » qui permettrait un accueil de la diversité. Au contraire, elle implique une assimilation totale de l’autre. Dans un système « Nature-Colonizing », la nature est cet « autre » et s’inscrit en opposition à l’être humain; elle lui est subordonnée de telle sorte qu’elle est perçue comme une source d’approvisionnement ou encore un problème à résoudre avec les technologies et la science.
 
Dans cet ordre d’idée, Littérature coloniale présente des pages couverture de livre comportant des dorures à motifs floraux avec, en leur centre, un drone ou un tank. Cela met en relation les écrits issus de la colonisation et ceux des sciences naturelles du 18e siècle. Dans ces ouvrages, y est mis en œuvre ce que Plumwood appelle des « modes monologiques ». Ceux-ci « ne permettent pas un espace pour échanger avec l’autre, ou pour la négociation, l’attention et la sensibilité [iii]».
Dans les premiers ouvrages, le point de vue de l’ « autre » est complètement exclut des réflexions à son propre sujet. Dans les deuxièmes, la nature s’organise peu à peu pour former un système cohérent. Nommer, classer : voilà qui est moins anodin que cela ne puisse le paraître! La biologiste Carol Kaesuk Yoon affirme que ce travail de la taxonomie du vivant, tel celle de Carl Von Linnée, « ne nous a pas permis une harmonie avec le monde naturel ou une meilleure compréhension de la nature [iv]». Ne suscitant pas une empathie, la connaissance y devient plutôt une assimilation. De ce fait, loin de former une « vision hégémonique inoffensive qui n’engendre pas de dispositif de domination [v]», le point de vue des sciences naturelles participe pleinement de l’ambition impériale.
 
Ce regard qui ne tient pas compte de l’ « autre » a inévitablement un impact : il le transforme.  Au centre de la pièce, une volière contient des oiseaux de proie morcelés et motorisés, ainsi que des petits drones, à l’effigie des oiseaux. Cela réfère aux collections animales royales, aux ménageries aristocratiques. Symboles de puissance, elles servaient à présenter des animaux sauvages et exotiques. C’est entre autres à partir de ces collections issues d’explorateurs que l’on a pu faire un système de définitions scientifiques des espèces qui « les a enfermés dans des modèles coloniaux d’exploitation globale [vi]».
La possibilité d’entrer en contact avec la nature implique ici que les espèces sauvages soient captives, contrôlées, voire dénaturées. Ainsi, sous le joug de ce regard, les oiseaux s’hybrident, deviennent des automates. La nature n’est plus cet « autre », mais devient en partie notre propre création. Pouvons-nous parler d’une fin de la nature?
 
La fin de la nature
 
Dans son ouvrage the End of Nature, Bill McKibben exprime la manière dont la nature ne s’oppose plus à l’humain puisque sa présence se révèle dorénavant dans tous ces éléments : « Oui, le vent souffle toujours » écrit-il, « mais ce n’est plus à partir d’une autre sphère, à partir d’une place inhumaine [vii]». Il en va de même pour la pluie qui n’a plus une « existence mystérieuse et indépendante », mais qui est devenue un « sous-ensemble de l’activité humaine [viii]». Lorsque l’humain n’est pas concrètement présent, c’est l’imaginaire qui est tout imprégné de son activité. Ainsi, bien qu’un lac soit par moment calme et désert, « le bruit du moteur à bateau est entré dans nos esprits [ix]». Par là, c’est peu à peu l’idée d’une nature intouchée par l’humain qui disparaît.
 
À la manière d’un jeu pour enfant, Cherche et trouve l’intrus évoque les différentes manières dont l’être humain, par son activité, transforme le monde dans lequel il s’impose. Si la colonisation a apporté avec elle le canon, la croix religieuse ou encore le fusil et, avec eux, une idéologie de domination, elle a aussi transporté du vivant, c’est-à-dire des plantes, des insectes, des virus et des animaux non indigènes. Tous ces éléments sont ici mis sur un même pied. Ensemble, ils traduisent à la fois la violence de l’intrusion colonisatrice et son pouvoir de transformation de l’ « autre ». Si le peuple colonisé est contraint à une nouvelle identité, la nature est quant à elle soumise aux changements de ses paramètres.
 
De manière générale, dans le monde naturel, ce qui n’est pas indigène est envahissant. Sans prédateur naturel propre à son lieu d’origine, par exemple, un insecte délocalisé se multiplie et devient problématique pour l’ensemble de l’écosystème. Qu’en est-il des productions humaines, ne se répandent-elles pas avec la même voracité?
Dans Espèces envahissantes, l’artiste fait le lien entre l’envahissement du colonisateur et le remplacement progressif de la nature, incluant la « nature humaine », par des éléments artificiels. Ici, ce sont à la fois les colonisateurs avec des fusils, assis sur leurs chevaux qui sont mis en scène, mais aussi le drone, un outil de guerre que l’on retrouve à plusieurs endroits dans Les empires coloniaux (Cyclone, Cherche et trouve l’intru, Littérature coloniale).
On peut voir le drone « prédateur » comme un nouvel oiseau de proie, mais il remplace aussi le soldat, le tireur, l’espion. Puisque la fonction d’un drone prédateur est de « permettre à son opérateur de localiser l'objet d'une exécution [x]», un enjeu éthique émerge de son utilisation : si un « innocent » meurt, on ne pourra pas s’en remettre à une « culpabilité morale », mais plutôt à un « défaut technique », rappelle le sociologue David Lyon. La prétendue neutralité du regard coloniale se transpose ici dans la neutralité de l’objet mécanisé, insensible à l’autre.
 
La nature, délocalisée ou mécanisée, devient ainsi, elle aussi, colonisatrice, envahissante. De plus en plus étrangère à elle-même, c’est vers nous qu’elle tourne son regard.
 
 
Dans son œil
 
La forme arrondie de l’œil prédomine dans la salle d’exposition. Tout se passe comme si nous étions constamment observés. Les yeux magiques inversés (Littérature coloniale, À travers les branches) et Les petits vautours perchés ici et là dans la galerie font non seulement écho à une société de la surveillance, mais aussi et surtout aux conséquences du regard colonial. Dorénavant, nous sommes gardés à vue. Qu’est-ce qui nous guette et qu’est-ce que ce regard voit de nous?
Évoquant une mémoire inscrite dans le corps animal, À travers les plumes donne l’impression qu’on nous regarde depuis l’intérieur de l’oiseau. On y aperçoit ce qui, au cours des siècles, a transformé son environnement. Tel un messager, il nous parle de la violence des canons, de la domination de la religion, de l’invasion par les galions, ces grands navires à voiles armées qui ont transporté depuis l’autre côté de l’océan avec eux maladies, espèces envahissantes et armes. Objets symboliques, ils ont changé le paysage, le ciel, l’atmosphère et, surtout, le rapport à la Terre.
 
Dans Cyclone, nous sommes observés depuis l’œil de l’ouragan que forment les oiseaux qui tournoient avec des drones. Cela met en scène un lien étroit entre les catastrophes naturelles et les comportements invasifs. Les impacts de nos actions, découlant en partie d’un regard qui se prétend neutre, nous entrainent dans un tourbillon dont la seule issue est une réelle réflexion sur nous-même et nos agissements. La nature, dans son état actuel, menace notre survie. Les désastres écologiques, passés, présents, mais surtout futurs, nous guettent, condamnent nos comportements et commandent un changement de mentalités. Pour cela, il  faudrait tenter de se mettre à la place de la nature, il faudrait la laisser nous habiter puisque, après tout, nous en faisons partie.
 
C’est ce que nous commande l’œuvre L’œil pour laquelle l’œil de l’oiseau a été remplacé par celui d’un Juda inversé. Si l’on pouvait voir depuis « l’autre côté du miroir », on y retrouverait sans doute, dans ce regard, quelque chose qui ressemble à la nature d’un naturaliste comme Humboldt, c’est-à-dire « non pas une nature qui attend assise d’être connue et possédée, mais une nature en mouvement, alimenté par les forces de la vie qui sont pour plusieurs invisibles à l’œil humain [xi]». On y rencontrerait peut-être une nature qui, défiant tout saisissement, nous éveille, comme ce morceau de nature qui  se trouve dans Panache antique. Celui-ci, imaginé par l’artiste, rappelle tant bien un panache d’orignal, des oiseaux agressifs, des plantes envahissantes que des dinosaures à plumes. Il est impossible à classer une bonne fois pour toutes. Même enfermé dans sa cloche de verre, cet échantillon nous oblige à fermer les yeux pour les rouvrir et renouveler notre regard.
 
En inversant peu à peu le regard, Les curieux empires coloniaux envoie le message suivant : si nous pensions voir, nous ne faisions pourtant « qu’effleurer la surface ». En ce sens, «l’attention à elle seule peut rivaliser la lentille la plus puissante [xii]». Tout en nous faisant prendre conscience de ce qui forge notre regard sur la nature, l’artiste fait grandir en nous cette nécessité énoncée par Emmanuel Coccia, c’est-à-dire celle de demander « aux racines d'expliquer la véritable nature de la Terre [xiii]».
 


[i] Edward Saïd (1977). Orientalism. London : Peguin, p.19. [Notre traduction]
[ii] Val Plumwood, « Decolonizing Relationships With Nature » in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications, p.53 [Notre traduction]
[iii] Plumwood Ibid. p.69. [Notre traduction]
[iv] Carol Kaesuk Yoon (2010). Naming Nature. The Clash Between Instinct and Nature. New York : WW Norton, p.273. [Notre traduction]
[v] Mary Louise Pratt (2008). Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation. London : Routledge. p.38. [Notre traduction]
[vi] William M Adams, « Nature and the Colonial Mind, in Adams, William M & Martin Mulligan (ed) (2003). Decolonizing Nature. Strategies for Conservation in a Post-Colonial Era. London : Earthscan Publications,p.24. [Notre traduction]
[vii] Bill McKibben, « The End of Nature », in Finch, Robert & Elder John (ed) (2002). The Norton Book of Nature Writing. New York : WW Norton, p.1121.
[viii] McKibben, Ibid. p.1124. [Notre traduction]
[ix] Mckibben, Ibid, p.1122. [Notre traduction]
[x] Zygmunt Bauman, David Lyon (2013). Liquid Surveillance, A Conversation. Campbridge : Polity Press, p.15. [Notre traduction]
[xi] Pratt, Ibid. p.118. [Notre traduction]
[xii] Robin Wall Kimmerer. (2003) Gathering Moss. A Natural and Cultural History of Moss. Corvalis : OSU, p.8. [Notre traduction]
[xiii] Emmanuel Coccia. (2016). La vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Paris : Payot et Rivages, p. 36.


Une nature qui s’inquiète : désirs, animisme, dévoilement (texte sur l'exposition L'inquiète forêt)
Paule Mackrous
 
La nature, nos désirs
 
Dans son ouvrageThe Botany of Desire, A Plant’s Eye View of the World, Michael Pollan[i] inverse la perspective de domestication de la nature par l’humain et démontre habilement la manière dont la nature nous utilise pour sa propre survie et pour son évolution. Se servant de nos désirs de beauté, d’intoxication, de sucre et de contrôle, la nature se transforme, elle développe des stratégies pour se multiplier et résister. Par contraste, notre rapport à la nature à nous devient de plus en plus fantasmé. Pour la plupart d’entre nous, la nature est perçue comme un univers lointain, aussi enchanté que redoutable.
 
Cette double conception de la nature est au coeur de l’installation L’inquiète forêt de Stéphanie Morissette. Au premier abord, cette forêt découpée dans du carton noir, ressortant vivement sur le fond blanc des murs de la galerie, est envoûtante pour le regard. C’est la nature des contes de fées et de ceux et celles qui n’osent pas y entrer, peut-être par peur de se salir, de se perdre ou pour éluder ses mystères. Lorsqu’on s’en approche pour mieux y discerner les formes qui la constituent, c’est une nature effroyable qui fait surface; une nature façonnée par les désirs humains où l’état naturel et l’état artificiel des éléments ne sont plus différenciés : les arbres, les animaux et les objets sont tous issus d’un même matériau cartonné, de couleur noire. C’est la couleur du pétrole, mais aussi celle de la nuit, de la pénombre ou de l’ombre qui persiste malgré la disparition.
 
L’atmosphère rappelle le récit apocalyptique « A Fable of Tomorrow [ii]» de Rachel Carson présenté en exergue de Silent Spring et décrivant une future catastrophe écologique. Dans ce récit, un matin de printemps, le chant des oiseaux soudain ne se fait plus entendre, les bourgeons refusent d’éclore, les animaux ne trouvent plus de quoi manger. Dans L’inquiète forêt, un pipeline court sur le sol pendant qu’un cerf s’enfonce malencontreusement dans une flaque de pétrole (Pipeline, 2015). La flore est dégarnie, la faune, avec ses animaux mécanisés, morcelés et amputés, est mal en point (Le loup, 2015; Mes trophées – fessier de cerf, 2015; L’oiseau, 2015; Sur la route, 2015). Il ne reste que le cri imaginé des charognards autour des carcasses d’animaux que l’on estime morts de faim ou à la suite d’une maladie (Tornade, 2015). C’est comme si on avait jeté un sort maléfique à ces lieux. Pourtant, pour reprendre les mots de Carson:« No witchcraft, no enemy action had silenced the rebirth of new life in this stricken world. The people had done it themselves[iii] ».
 
 
Choisir l’animisme
 
La rencontre du merveilleux et de l’effroyable, du naturel et de l’artificiel au sein de L’inquiète forêt engendre un effet tout particulier que j’appelle « animiste ». Celui-ci qualifie un rapport au monde où « chaque objet, chaque chose sont habités d’un esprit individuel[iv]». Issues des peuples indigènes, les représentations collectives de l’animisme sont transmises de génération en génération. Formées de connaissances non scientifiques ancrées dans la perception, ces représentations sont célébrées dans les rituels qui honorent une nature mouvante, vivante, intentionnelle. Les éléments constituant L’inquiète forêt semblent s’adresser à nous : ils nous racontent une histoire qui s’inscrit dans un récit plus vaste dont il nous faut recoller les morceaux.
 
L’expérience animiste est étrangement imbriquée avec la représentation scientifique, comme pour faire voir à la fois les différences et la possibilité d’une réconciliation entre les deux. L’inquiète forêt met ainsi en scène notre propension à diviser et à immobiliser les éléments naturels pour entrer en contact avec eux : on encadre la plume de l’oiseau (Plume, 2015), on enferme les plantes carnivores dans des terrariums (Les carnivores, 2015), on dépose sur une table les ailes d’un condor, tel un trophée de chasse (Mes ailes en captivité, 2015). Cela nous permet d’observer la nature avec une certaine distance. Dans les musées d’histoire naturelle, on oriente notre perception, notre compréhension et nos sensations à l’aide des cartels d’exposition, rédigés par celui ou celle qui détient le savoir. On contemple la nature sans jamais avoir à craindre le sauvage, sans jamais ressentir la présence du vivant et, surtout, sans jamais en faire partie.
 
Ainsi, si les gens prennent de plus en plus conscience des enjeux environnementaux et de ses fondements scientifiques, en contrepartie, « their physical contacts, their intimacy with nature is fading [v]», nous rappelle Richard Louv. C’est aussi l’avis de la biologiste Carol Kaseuk Yoon, selon qui la représentation scientifique est à l’origine de notre déconnexion de la nature et de la dégradation qu’on lui fait subir:
 
The long years of placing science above all other ways of understanding, of believing only scientists tell us what’s right and wrong, has left us blind to our own view of the living world, mute in the language of life, wandering the mall disconnected from and disinterested in living things[vi].
 
Nous voilà devant un beau défi : trouver des représentations de la nature susceptibles de nous apprendre à ne plus être insensibles au langage de la vie, tout en restant à l’affut des faits scientifiques. Pour cela, L’inquiète forêt fait appel à une représentation collective de la nature interpelant notre imaginaire pour mieux nous faire réfléchir sur les enjeux environnementaux. Tout en nous faisant voir une réalité scientifique, elle capte les sens, formant une image qui ressemble à celle qui nous a enchantés durant notre enfance; celle d’une nature expressive, remplie de voix singulières.
 
 
Dévoilement
 
L’inquiète forêt permet la transmission de représentations collectives de la nature qui nous interpellent, mais n’implique-t-elle pas aussi obligatoirement la destruction de la nature pour se manifester? Dans l’œuvre de Stéphanie Morissette, la nature, toute consciente, s’inquiète de son sort. Rien ne lui échappe. À cet égard, elle intègre des résidus pour mieux faire voir la dimension polluante du processus créateur : une poubelle de retailles est renversée dans la forêt (Mes déchets, 2015), un cadre montre les éléments naturels découpés en négatifs (Traces, 2015; Assemblez et collez, 2015), des retailles s’accumulent sur le sol, laissant voir les carcasses qui agissent ainsi comme les métaphores d’une nature qui s’en va au recyclage.
 
Par cette mise en œuvre du processus de création, L’inquiète forêt évoque l’idée que la création humaine est une destruction, mais pas seulement. Pour reprendre une expression de Martin Heidegger, elle est aussi un « dévoilement » : quelque chose qui « ouvre et met au jour » ce qui était caché[vii]. L’oeuvre met en scène les représentations qui l’habitent, les désirs qui la portent et les paradoxes qui la constituent. Sans ce dévoilement, elle participerait aveuglément à une activité humaine qui mène à la destruction de la nature.
 
L’humain laisse et laissera toujours des traces, nous raconte cette forêt inquiète. Loin de culpabiliser ou de moraliser le spectateur, l’oeuvre oriente la réflexion vers la nécessité d’un équilibre et cela sans porter de jugement. Elle nous entraine dans les confins de notre imaginaire pour nous dévoiler une réalité : celle qu’Alexandra Horowitz décrit si bien, c’est-à-dire que tout ce qu’on nomme« artificiel » émerge de la nature et en fait irrémédiablement partie:
 
Each building is, of course, forged of stone or hewed from a once-living tree. So-called man-made objects are just those that began as naturally occuring materials and are broken apart and recombined to form something customized to our purposes[viii].
 
Dans cet état d’esprit, toute chose créée peut être accueillie et comprise comme une représentation du monde. L’inquiète forêt nous rappelle que les différentes représentations du monde qui l’habitent sont malléables parce qu’elles sont issues de nos imaginaires. C’est bien là que réside notre réel pouvoir, car tel que l’écrivait le naturaliste Alexander Von Humboldt[ix], c’est à partir de notre imagination, et seulement à partir de celle-ci, que l’on peut apprendre à connaître et à habiter la nature. À l’honorer, aussi.
 
 
Paule Mackrous,
PhD Sémiologie, Historienne de l'art



[i] Michael Pollan (2001). The Botanic of Desire : A Plant’s-Eye View of the World. London, Random House.
[ii] Rachel Carson (2002). Silent Spring. Boston, Houghton Mifflin Company.
[iii] Ibid., p. 3.
[iv] Sylvia Sahr (2006). Grey Owl, les autochtones et la perception environnementale au Canada au début du XXième siècle. Mémoire de maîtrise sous la direction de Matthew Hatvany, Québec : Université Laval, p. 56.
[v] Richar Louv (2008). Last Child in the Woods. New York, Algonquin Book, p. 5.
[vi] Yoon, Carol Kaesuk (2009). Naming Nature : The Clash Between Instinct And Science, New York : WW Norton, p. 256.
[vii] Martin Heideigger (1958). « La question de la technique » dans Essais et Conférence, Paris, Gallimard, pp. 9-48.
[viii] Alexandra Horowitz (2013). On Looking. Eleven Walks With Expert Eyes. New York, Scribner, p. 43.
[ix] Humboldt, Alexander von (2002). Influence de la peinture de paysage sur l’étude de la nature. Paris : Larochelle.

 
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